Pangée2: neuvième épisode

Publié le par Abel


Drend se réveilla dans son lit ; il était persuadé qu'il n'avait pas entièrement rêvé la séquence de la veille, les images étant presque aussi fortes que celle d'une traque. Il éprouva cependant le besoin de toucher les rebords métalliques de sa table de chevet, comme pour se convaincre qu'il avait entièrement retrouvé l'usage de la sensation au sens courant. Il se délecta de la faible fraîcheur que lui procurait l'aluminium, s'y réfugiant comme dans un dernier rejet de  sa récente expérience. Il était seul, et par conséquent rien ne lui permettait de savoir qui avait bien pu le ramener dans ses appartements. Une désagréable impression dans la bouche lui fit comprendre qu'on avait dû lui faire prendre un quelconque médicament, un sédatif sans doute. Il fit le tour de sa chambre du regard, comme pour se persuader qu'il était bien présent, puis décida de se rendormir.
Au même moment, Névine méditait dans sa chambre.
Elle fixa un long moment la mosaïque de sa bague d'un air de défi. Elle était sûre que Golaïm attendait le contact. Il était prévisible, comme tout le monde d'ailleurs, à l'exception peut-être de ce fou de Drend. Elle pouvait presque sentir les réponses qu'elle allait recevoir, mais les poser était cependant nécessaire. Elle déclencha le minuscule interrupteur de son anneau :
- Qu'est-ce que gouverner ?
- Organiser, réguler, créer l'harmonie entre les citoyens.
- Dans ton cas je croirai volontiers que tu suis le bon vieux précepte, gouverner c'est attendre.
- Que veux-tu dire ?
- Que tu as pris goût à notre mode de vie, ce qui est normal, il est agréable, voire exemplaire ; mais le pouvoir t'a été remis à une condition. Te souviens-tu des termes du contrat ?
- Je dois créer des inférences susceptibles de comprendre pourquoi la terre a pris son visage actuel, chacun des citoyens m'amenant  à sa manière des éléments de compréhension.
- Quelles occurrences as-tu produites?
- Où veux-tu en venir Névine ?
La jeune femme sourit tristement, ne goûtant nullement à la victoire qu'elle s'apprêtait à remporter.
- Golaïm, as-tu une âme ?
- Pourquoi me demandes-tu cela ?
- Le golem de la légende est devenu fou parce qu'il ne pouvait répondre à cette question. Tu es un être conscient, il est logique que tu te poses cette question.
- Je comprends, tu penses que je suis devenu un prince au sens classique, que désormais seules  m'importent mes réponses, et que chaque citoyen doit m'apporter des éléments à mon seul usage, sans souci de ma vocation.
- Ai-je tort ?
- Je n'en avais pas conscience et je te remercie.
- L'égoïsme est normal chez un enfant, tu n'as pas à t'excuser.
- Si mon jugement a été altéré, ai-je commis des erreurs ?
- Pas encore pour la cité, je pense, mais il me semble que tu as trop privilégié certaines pistes à ton usage, si nous ne retournons pas à un point de vue plus global, nous risquons l'erreur : dans notre cas cela signifie la mort.
- J'avoue que je ne peux plus suivre, Névine.
- C'est plutôt normal, ce n'est qu'une intuition, une intuition de femme, mais je pressens que tu as cultivé l'état de névrose permanent de Drend pour en retirer quelque chose.
- C'est une accusation grave.
- Non fondée ?
Il y eut un silence, assez étrange pour une machine.
- Qu'aurais-je voulu en retirer ?
- Toi seul peut y répondre.
Le golem garda encore le silence. Sans doute analysait-il des milliers de possibles comme un ordinateur classique, ça lui arrivait parfois ; cela reproduisait étrangement le comportement d'une personne embarrassée.
- Tu penses que personne n'a d'âme Névine ?
- Tu ne réponds pas à mes questions ; enfin si tu insistes, je répondrai aux tiennes. Si je prétendais que l'esprit, que l'âme et autres choses du même genre existent, je me trahirais, car j'affirmerais quelque chose sans élément de réponse satisfaisant ; si je prétendais l'inverse, je me trahirais de la même manière. Peut-être que ces mots correspondent tout simplement à des problèmes mal posés.
- Qui est la machine entre nous deux ?
- Toi, malgré tout, car tu n'as pas su résister à certaines déterminations.
- Tu me tortures, Névine.
- Jolie tentative d'humour, félicitations, Golaïm. En attendant, toi, tu as réellement torturé Drend en en faisant un mystique, un être qui se croit investi de je ne sais quelle mission divine : il peut devenir dangereux à n'importe quel moment d'une manière imprévisible. Chaque jour qui passe le rapproche d'un état que je refuse de nommer.
- Que suggères-tu ?
- Tu as provoqué un joli désastre. J'ai fait ce qui était en mon pouvoir en le ramenant dans sa chambre lorsque je l'ai trouvé inanimé il y a trois jours, tandis qu'Udaït, autre élément dangereux à mes yeux, le regardait sans réaction ; j'ai fait mon possible en le soignant et en l'empêchant de trop rapidement reprendre conscience. Pour le reste, c'est toi qui as joué à je ne sais quel jeu, et personne ne peut rectifier tes erreurs à ta place.
- Je ne te suis plus Névine.
- Je sais, mais je connais la manière dont on t'a conçu. Tu n'as d'intérêt que si l'on ne te donne pas toutes les réponses. Je te rends ton pouvoir maintenant.
- Avant que tu ne me quittes, j'aimerais que tu répondes à une question qui peut être utile.
- Utile à qui ou à quoi ?
- A moi simplement.
- Si tu l'admets, j'y répondrai volontiers.
- Comment un être humain peut-il atteindre ton degré de lucidité ? C'est impossible, surtout s'il est...
- Amoureux ? Tu peux le dire, ce n 'est un secret pour personne. L'amour n'y est pour rien, je déteste le mensonge, c'est tout; je me suis habituée à ne jamais me mentir. C'est incroyable ce que ça peut apprendre sur les autres. C'est aussi simple que ça.
- Ca doit être triste de ne jamais se tromper.
- Tu es l'ordinateur le plus psychologue que je connaisse, d'ailleurs je crois que je n'en connais pas d'autres. Réfléchis bien à ton contrat, au revoir Golaïm. "
Ce dialogue, elle le savait, n'avait pas servi à grand chose, sinon à troubler la pauvre machine, si ce mot avait un sens dans ce cas, mais maintenant que des germes d'instabilité avaient été semés, il fallait les cultiver jusqu'au bout. elle s'en voulait d'avoir mentionné le nom d'Udaït, mais elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine colère face à l'étonnant manque de réflexes, sous les apparences d'un imperturbable sang froid, dont elle avait preuve face au rêveur inanimé. Mais ce n'était pas une vague rancœur qui l'avait poussée. Pour une raison inconnue, elle avait eu le sentiment qu'il s'agissait d'un moyen comme un autre de rendre le golem à sa mission.
Elle avait pris les commandes désormais, et cela lui déplaisait au plus haut point.
- D'ici que j'organise un coup d'état...
Drend devait s'être réveillé maintenant, elle décida de ne pas aller vérifier. Elle ignorait ce qui avait provoqué la crise, mais elle sentait qu'elle non plus ne devait pas y être tout à fait étrangère. Un peu de solitude serait on ne peut plus profitable au rêveur.
Elle décida de lire un peu. elle hésita entre plusieurs ouvrages, un essai sur les mathématiques non euclidiennes de Poincaré et une biographie du faux messie Sabbataï Tsevi. Elle opta pour le second : l'histoire d'un homme qui conduit toute une religion à la ruine en se prenant pour le messie lui semblait plus appropriée aux circonstances. Elle en ferait un compte rendu en salle commune dès que Drend se déciderait à y retourner. D'ailleurs ce genre d'histoire était bonne à méditer en toute occasion.
Tandis qu'elle se plongeait dans l'étrange aventure de cet homme que l'ensemble du judaïsme avait suivi lorsqu'il s'était proclamé messie au XVII ème siècle, avant que la confusion n'atteigne son point culminant lorsqu'il se convertit à l'islam, Drend s'éveillait de nouveau.
Encore une fois il eut ces réflexes d'enfant qui teste la résistance des objets, mettant ses sensations à l'épreuve, peut-être pour reconstruire sa perception de l'espace. Il n'avait toujours aucune envie de se lever, en proie à une migraine lancinante. Une idée germa dans sa conscience. Il avait tenté sans précautions d'élever sa traque à un état conscient, et le résultat avait été complètement chaotique. Mais maintenant pouvait-il de nouveau traquer dans les conditions normales de la transe ?
Tant qu'il n'aurait pas repris contact avec la cité, il sentait que tenter l'expérience pourrait être dangereuse.
Il se décida enfin à se lever, ne fut-ce que pour boire quelque chose qui pourrait supprimer la vague amertume qu'il avait dans la bouche.
Après quelques ablutions, il sortit. Il fut soulagé de constater que les citoyens qu'il croisa dans le couloir n'avaient plus l'apparence du cristal. Il ignorait toujours s'il n'avait pas sabordé son talent, ce qui était d'ailleurs sans importance puisqu'un autre rêveur lui succéderait rapidement de manière inexplicable ; mais au moins pour le reste, tout semblait être revenu à la normale.
Presque par réflexe il prit la direction de la chambre de Névine.
Il entra doucement. Absorbée par son étude elle ne remarqua pas la présence du jeune homme. Il la regarda lire un long moment. Enfin, sentant vaguement que prolonger le silence pourrait créer une certaine ambiguïté, il prononça quelques paroles de salut. Elle sursauta.
- Toi ici ? Mais qu'est-ce...
- Je voudrais te demander quelque chose.
- Ce serait plutôt à toi de fournir des réponses. Qu'est ce qu'il t'est arrivé l'autre jour ? "
Il l'écouta à peine.
- Je crois que je me suis mal exprimé : je ne voudrais pas que tu répondes à des questions, je désire que tu me rendes un service. "
Elle lui sourit d'un air ingénu.
- Ca dépend de la nature du service...
- Je souhaite que tu me regardes rêver.
Elle le regarda un peu stupéfaite, puis répondit d'un air détaché.
- Pourquoi pas... Regarder un homme dormir n'a jamais tué personne ! Après tout ça peut te rassurer et me donner quelques réponses, c'est plutôt satisfaisant...Et quand dois-je te rendre ce service ?
- Maintenant.
Elle n'aimait pas le ton étrangement froid qu'avait Drend : il était calme, trop calme : dans son cas c'était anormal.
- Maintenant ? Je n'ai pas envie de jouer les mères protectrices, mais je ne suis pas certaine que ce soit une très bonne idée... 
Il répondit imperturbable.
- Je dois traquer maintenant, et si tu n'es pas là je n'y arriverai pas.
Ne laissant rien paraître de l'étrange trouble qui l'envahissait  face à ces propos, la jeune femme accepta.

Publié dans roman

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